RESTE DE ROCA, Michèle-Alex, Lily au pensionnat de la Légion d’honneur ou l’art de la soumission, L’Harmattan, 2025, 120 p. 14€
« Le miroir ne vise pas à narrer, mais plutôt à
déployer intelligiblement une représentation des choses, ou du sujet qui les
connaît, tout en ménageant la possibilité de renvois d’un lieu en un autre, et
celle d’ajouts dans les lieux déjà parcourus. »
Michel Beaujour, Miroir d’encre. Rhétorique de
l’autoportrait, Paris, Le Seuil, 1980, 377 p. – p.31.
L’ouvrage paraît dans la collection « Graveurs de
Mémoire » où des récits personnels côtoient des témoignages. Lily au pensionnat de la Légion d'honneur est un
récit à teneur autobiographique où l’autrice raconte ses années de pensionnat
dans une maison d’éducation des Demoiselles de la légion d’honneur. Cette
institution fondée en 1805 par Napoléon Bonaparte, accueille, certes en
priorité, des enfants de militaires, mais aussi orphelins placés là par leurs
parents. C’est la mère de Michèle-Alex Reste de Broca, afin de pouvoir vivre sa
vie librement qui l’a inscrite, ainsi que sa sœur. Le livre s’apparente donc à
un témoignage mais l’autrice se détourne du genre en empruntant celui de
l’autobiographie à la troisième personne. En effet, la narratrice raconte
l’histoire de Lily pensionnaire. Ce n’est pas une nouveauté que de lire une autobiographie
à la troisième personne, on connaît celle du grand écrivain suédois Harry
Martinson, Même les Orties
fleurissent qui
repose sur un passage de la troisième personne à la première. Toutefois,
Michèle-Alex Reste de Roca compose son récit autour de trois voix et d’une voix
non identifiée :
- La première voix est celle de la narratrice
principale. L’histoire est ici celle de Lily, vue à distance par l’autrice. La
fiction littéraire autorise ce dédoublement. Il est en effet probable que la
prudence narrative choisie corresponde à une recherche de liberté pour pouvoir
organiser les faits mémoriels sans la contrainte de la certitude. Cette
première voix narrative œuvre par licence avec le souvenir. Elle est la voix
principale en ce qu’elle couvre le plus grand nombre de pages et surtout répond
directement au titre. Il s’agit d’une narratrice omnisciente qui décrit,
raconte, précise.
- Signalée par les italiques, la seconde voix
est toujours celle de la narratrice principale mais elle s’appuie, cette fois,
sur la vie antérieure à la maison d’éducation de la Légion d’honneur. Cette
voix rassemble les souvenirs et faits mémoriels heureux vécus par l’enfant
encore non s éparée de sa famille. Une enfant rêveuse qui aime la nature
et s’y fond. Ces passages, second en importance d’ordre de pages concernées,
donnent corps aux échappées de la jeune pensionnaire en son for intérieur. Car
celle-ci s’ennuie dans son nouvel état, où tout, des exercices religieux
quotidiens à la discipline générale, concourt à soumettre les jeunes filles à
l’ordre militaro-patriarcal dispensé par les femmes dirigeantes et éducatrices.
Cette seconde voix est celle de la narratrice participante, celle détentrice de
la mémoire globale de Lily mais encore confondue avec la jeune fille. C’est la
narratrice du passé de la première enfance.
- Signalée par les italiques gras, et
l’annonce titrée « Les mots de la
vieille », la
troisième voix est encore celle de la narratrice principale mais qui se
confond, cette fois-ci, avec l’autrice et qui dialogue avec Lily, c’est-à-dire
elle-même, dans de brefs passages inclus dans ou après le texte soit de la
première soit de la seconde voix. Ce n’est que quand intervient cette troisième
voix que l’interlocution subjective fait son apparition. Ces passages
interpellent Lily, à la seconde personne, c’est donc bien qu’une première
personne lui parle. Cette première personne est celle de l’autrice qui l’interpelle,
et avec qui Lily plonge dans un examen de conscience de ses états d’âme ou de
pensée du moment.
- La quatrième voix, moins présente, est
signalée par des italiques. On la trouve à la page 23 avec la précision
générique « témoignage » puis aux pages 45-46 dans un texte
informatif rejeté par parenthèses à la fin d’un chapitre. Cette quatrième voix
raconte l’organisation de la Maison d’éducation du temps de sa première
instigatrice, madame Campan. On retrouve cette voix-là page 37, en appendice et
entre parenthèses d’un récit de la seconde voix.
Aux quatre voix correspondent quatre types de discours :
- à la
première se raconte le récit au présent de la vie au pensionnat. La troisième
personne apporte une objectivation des faits qui se mélangent, avec le présent,
à la subjectivation de leur ressentiment par Lily.
- à la
seconde correspond au récit de vie mémoriel, avec un style plus ouateux, doux,
parfois s’appuyant sur les temps au passé parfois sur les temps du présent.
- à la troisième correspond une prose poétique
combattante, enlevée et lourde de la révolte accumulée par les brimades subies.
Avec cette voix, on sort du récit pour rejoindre le commentaire mais par le
rythme, les sensations, les sentiments, les émotions nourries de toute une
expérience.
- à la quatrième correspond le texte
informatif.
La première et la seconde voix épousent la vie
affective et sensitive de Lily : sensation que chaque jour recommence le
précédent, plongée libératrice vers les « origines » c’est-à-dire l’enfance heureuse en Dordogne. La
troisième voix scande la nécessité d’ouvrir des perspectives dans cette vie,
pour briser le carcan des interdits, de l’instruction à la tristesse.
Cette composition de l’entrelacement des
récits et du nuancement de la charge dialogale de la voix narrative a pour
effet de briser la chronologie, ce qui déstabiliserait le texte s’il s’était
annoncé comme une autobiographie. En revanche, le personnage de Lily permet à
l’autrice et narratrice de prendre en main un moment de son histoire à la
manière d’un autoportrait. S’y ajoute, en sous-jacence profonde, une référence
à Rousseau, celui des Confessions, en cela que Lily au pensionnat de la Légion
d'honneur est une protestation contre une Maison
d’éducation qui contraint les corps (le passage sur les règles des jeunes
filles est éloquent à cet égard), cultive l’hypocrisie au nom de la bonté
sociale d’État, aliène les cerveaux par l’éducation religieuse (ce qui surprend
dans l’institution d’un État laïque) et disciplinaire. Ode à l’imagination, à
la rêverie, à la contemplation, l’autoportrait de Michèle-Alex Reste de Roca
est une dénonciation de l’éducation comprise comme inculcation de la soumission.
Elle est aussi motivée par une volonté de résister à l’écroulement du temps
pour se réapproprier dans leur vérité les chapitres temporels de sa vie. En
paraphrasant Sophie Mijolla, disons qu’écrire son autoportrait c’est survivre à
son passé, y re-passer pour le dé-passer sans l’étriquer dans une cohérence a
posteriori de sa personne, sans le faire servir à l’édification d’une destinée
gravée dans le marbre de l’origine. Dans Lily au pensionnat de la Légion d'honneur, le fourmillement des voix et la pluralité
des types de racontage épousent le vivant de l’existence non sa rééducation en
un tout ordonné et à jamais fixé, de la naissance à la mort. Le travail
mémoriel de l’autoportrait de Michèle-Alex Reste de Roca confinerait alors à se
nourrir du kaléidoscope de sa vie pour objectiver ses choix et son être
présents, sans s’inscrire dans une éternité du toujours déjà là ni de
l’immobilité de sa personne : un sur-passement de soi, en quelque sorte,
contre toutes les mauvaises fois.
En ces temps de régression sociale et de
militarisation des esprits, voilà une lecture salutaire, vivante et
généreusement littéraire.
Philippe Geneste